La légitimité ne se perd pas en trébuchant

Les Femen ont récemment réalisé une performance en l’église de la Madeleine à Paris, happening politico-artistique au retentissement incontestable.

Comme le rappelle un communiqué d’Osez le féminisme, leur propos était de dénoncer la prégnance du système patriarcal au sein des grands monothéismes : leur action aurait aussi bien pu prendre place dans une synagogue ou une mosquée

Cette démarche de leur part – ici et maintenant – est une erreur. L’État de droit et la séparation de l’Église et de l’État règnent en effet en France. L’Eglise de la Madeleine n’est pas un enjeu pertinent de la lutte des sextrémistes. Elle renvoie au contraire à un type de résultat intéressant auquel leur lutte pourrait aboutir, en Russie par exemple.

La lutte politique contre le système patriarcal est compatible et cohérente avec les valeurs de la République. Ce qui est contestable, c’est de porter ce combat dans un lieu consacré à la spiritualité au mépris des sensibilités et des convictions de personnes dont les droits doivent être respectés.

Cet épisode peut par conséquent être analysé comme une erreur des Femen – notamment au sens où elles y agissent en contradiction d’avec leur projet et leurs valeurs -, mais cela ne le condamne pas en tant que groupe politique activiste. Il reste légitime, tout comme leur démarche.

Il en va tout autrement des militants de Génération identitaire. Squattant le chantier de la mosquée de Poitiers en 2012, ces derniers ne se trahissent en rien. Ils sont rigoureusement fidèles à eux-même.

Il est  malheureusement à craindre que Génération identitaire soit incapable de distinguer dans la religion musulmane ou les interprétations qui en sont faites les systèmes auxquels s’attaquer en tant qu’ils renvoient à un projet politique : la réalité de cette religion et de ceux qui la pratiquent les intéressent peu.

Dans la droite logique de la pensée sacrificielle et du bouc-émissaire – porteur de tous les maux fantasmatiques dont on choisit de le parer – ces militants projettent leurs représentations destructrices sur des personnes qui pratiquent une certaine religion, et participent d’une certaine culture.

Ils  visent bien dans leur action sur le chantier de la mosquée les musulmans en tant qu’ils sont musulmans. La logique de leur projet politique poussée jusqu’au bout va à l’encontre de celui que portent la République et ses valeurs.

Les squats des Eglises/mosquées/synagogues ne sont pas admissibles. Mais la différence qui existe entre les auteurs des manifestations dont il est question ici est irréductible. La République peut se reconnaître dans le projet politique des Femen – la mise à bas du système patriarcal et de tous les systèmes oppressifs -, certainement pas dans celui de Génération identitaires.

3 réflexions sur “La légitimité ne se perd pas en trébuchant

  1. jagouar dit :

    La conclusion que vous tirez de la comparaison avec la situation en Russie, me paraît un peu précipitée. Certes, la laïcité n’y est pas institutionnalisée comme en France, mais il serait erroné de croire que les religions, et plus particulièrement l’Eglise orthodoxe, y exercent une plus grande emprise sur la(les) conscience(s) collective(s) et/ou sur les décisions politiques, que ce n’est le cas dans les sociétés « occidentales ». Pour être plus précis, les religions n’y ont pas le même ancrage. Tout simplement, parce que c’est durant l’ère soviétique que les mentalités actuelles ont été façonnées. Non seulement les religions y étaient bannies, comme chacun sait, mais l’égalité h/f était « institutionnalisée » dès la Révolution d’octobre. Les figures éminentes de la lutte des droits des femmes, telles que Clara Zetkin ou Rosa Luxembourg, étaient magnifiées,. Leurs idées enseignées à l’école… Quand Poutine « prétexte » le blasphème pour emprisonner les Poussy Riot, tout le monde comprend l’hypocrisie de sa démarche. Il s’est trouvé d’ailleurs quelques journalistes occidentaux pour remarquer, à juste titre, que la « prière » des Poussy Riot ne visait pas l’Eglise, mais le pouvoir en place. Le mot « blasphème » a, hélas, une toute autre charge sémantique lorsque c’est un président français – ou un de ses ministres – qui le prononce. L’audience à laquelle le discours présidentiel est adressé n’a pas vécu l’expérience de « coupure » de religion, quelque soit la communauté religieuse concernée. Le mot a donc un vrai retentissement. Là où les choses s’embrouillent, c’est quand on essaie d’identifier le support conceptuel du mot « blasphème ». Ne sommes-nous pas dans un pays laïque ? Celui qui ne reconnait pas blasphème comme un délit ? … A mon humble opinion, la récente action des Femen a permis de mettre à nu cette ambiguïté latente qui enveloppe la notion de la laïcité en France; et de dévoiler ainsi la vérité refoulée de ces consciences laïques qui vivent, pensent et JUGENT, selon les normes patriarcaux professés par les grandes religions monothéistes. Dans ce sens, la récente action des Femen me paraît tout à fait réussie.

    • moamboam dit :

      Merci d’avoir pris le temps de cette réponse!
      En vous lisant, je me dis que l’action des Femen procèderait alors à un dévoilement paradoxal puisqu’il jette le trouble… La réaction du Président de la République à ce happening donne ainsi au blasphème une dimension problématique et contestable, choisissant des mots très durs pour parler de l’action qu’elles ont menée, établissant un parallèle explosif et injuste avec des actes antisémites et racistes. Ce faisant il trahit peut-être une « vérité refoulée de ces consciences laïques qui vivent, pensent et JUGENT, selon les normes patriarcaux professés par les grandes religions monothéistes » pour reprendre vos mots – mais il me semble qu’il ne le fait que pour qui sait/a envie de voir? C’est-à-dire une infime minorité, du moins je le crois. La parole présidentielle se fourvoyant donnerait plutôt un repère erroné à ceux qui ne sauraient que penser de leur action. En ce sens, ses conséquences sont désastreuses car elles rendent le message des Femen inaudible. La stratégie du croche-pieds pour démontrer que l’on ne regarde pas assez là où l’on met ses pas ne me semble par ailleurs pas tout à fait la plus facile pour faire passer l’idée…
      Il devient en tout état de cause très acrobatique pour les politiques les plus bienveillants à l’égard de ces magnifiques de soutenir leur démarche flamboyante. Elles se trouvent plus isolées alors même que leur propos est difficile à saisir pour une partie conséquente de la population. Même quand on est dans une démarche aussi profondément nécessaire et juste que celle des Femen, ce n’est sans doute pas une raison d’avoir raison. Leur remarquable succès est d’avoir su trouver un moyen de donner écho à ce qu’elles veulent dire, le risque de leur ostracisation doit être pris au sérieux et ce serait vraiment dommage que leur forme singulière de militantisme s’éteigne ainsi.
      En ce qui concerne l’emprise de l’Eglise orthodoxe sur la société russe et au fait qu’un totalitarisme est passé par là pour lui faire lâcher prise, je ne suis pas sûre que les ressors qui conduisent à l’emprise de la religion, à la persistance des archétypes aient réellement été brisés sous l’ère soviétique? Ces vieux systèmes sont persistants et ont la vie dure, semble-t-il. En tout état de cause, c’est bien en tant qu’institution politique qui offre son soutien au tyran que l’Eglise orthodoxe fait l’objet des assauts des Pussy Riot en Russie. Cette Église indépendamment de l’importance qu’on lui donne est supposée être une autorité morale et spirituelle identifiée comme telle y compris par ceux qui ne sont pas croyants ni pratiquants. Quand elle rallie Poutine, elle trahit les opposantes, les défenseuses et défenseurs des droits humains et de la démocratie, les isolant encore plus dans leur combat, les laissant non seulement sans recours, mais travaillant à saper l’espoir, le courage et l’énergie qui leur sont pourtant si nécessaires…

  2. jagouar dit :

    Merci, Moamboam, pour ces réflexions très intéressantes.

    S’agissant de l’emprise de l’Eglise orthodoxe sur la société russe, – puisque c’était le point de départ de ma réflexion, – loin de moi de penser que « des archétypes aient réellement été brisés sous l’ère soviétique » (pour reprendre vos mots). Je disais simplement que leur ancrage dans les consciences collectives n’est pas comparable à ce qu’on peut observer dans l’ensemble des pays d’Europe de l’Ouest et que, accessoirement, le mot « blasphème » lui-même n’a pas la même charge sémantique, selon qu’il est prononcé ici ou là-bas.

    Sans que les archétypes aient été en effet complètement brisés, il s’est néanmoins produit au début du 20e siècle en Russie, un phénomène extrêmement intéressant pour ce qui concerne les droits des femmes. L’égalité de droit entre les hommes et les femmes a été institutionnalisée, en même temps qu’on délégitimait le pouvoir de l’Eglise. Les femmes ont eu accès à l’ensemble des métiers, y compris à ceux considérés auparavant comme étant « virils ». Derrière cette propagande officielle, on devine aisément le besoin de l’Etat soviétique de trouver de la main-d’œuvre nécessaire pour la mise en place des nombreux chantiers pionniers lancés (en particulier en Extrême-Orient russe). Toujours est-il que la féminité glorifiée n’avait rien à voir avec l’image de la femme occidentale : « féminine », « entretenue » et « assujettie » à son époux.

    Gorbatchev a été le premier à ressusciter dans ses discours le soi-disant « rôle » de la femme, celle d’une mère, d’une épouse exemplaire, et j’en passe. Or, sans que ce modèle soviétique chasse complètement le vieux modèle tsariste régissant la relation h/f, il y a, me semble-t-il, eu une interaction due à une superposition de deux couches sociétales. Ce qui fait qu’aujourd’hui il est assez difficile de sonder la véritable emprise de l’Orthodoxie sur la société russe.

    L’Eglise est certes instrumentalisée par les politiques, mais a-t-elle vraiment un poids si important ?

    Le fait que le mouvement des Femen prenne son origine en Ukraine n’est d’ailleurs pas un hasard. Selon moi, son émergence n’est pas due à une plus grande oppression des femmes dans ce pays, mais à un attachement à une plus grande liberté de la femme. Cette liberté qui a fini par rentrer dans les mœurs au bout de 70 ans de l’ère soviétique, a été confrontée, d’un coup, à des interdits et des restrictions drastiques qu’engendrait l’arrivée du capitalisme effréné. D’où l’Indignation et la Colère de ces femmes.

    Je suis également d’accord avec vous pour penser que « l’action des Femen procède à un dévoilement paradoxal puisqu’il jette le trouble ».
    Paradoxe qui fait réfléchir et se poser des questions, vous en conviendrez.
    Paradoxe qui pousse le Président de la République lui-même à comparer l’incomparable (…), et à parler d’un blasphème comme s’il s’agissait d’un délit.
    Paradoxe qui pourrait peut-être nous aider à comprendre comment il est possible que dans un pays qui est celui de la Déclaration des droits de l’Homme (sic!), on ait autant de mal à lutter pour les droits fondamentaux s’agissant des droits des femmes.

    Si nous nous posons ces questions, c’est qu’elles ont, en partie au moins, atteint le but visé -:)

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